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JOURNAL DU DIMANCHE
Le beau chant âpre des Tziganes
Par Bernard Pivot, de l’académie Goncourt.
C’est après-demain, mardi 6 mai, que les Tziganes célébreront l’arrivée du printemps. Ils appellent cette fête Ederlezi, du turc Hidirellez. L’écrivain bosniaque Velibor Colic, qui vit aujourd’hui en Bretagne et écrit en français, a intitulé son nouveau roman Ederlezi. Il précise d’entrée que, pour les Slaves des Balkans, le 6 mai est aussi la fête de saint Georges. Mention intéressante mais sans importance parce que tout le récit se déroule chez des Tziganes buveurs, bagarreurs et baiseurs. Ce ne sont pas des saints, oh non!
Mais quels musiciens! Quels chanteurs! Velibor Colic réussit avec des mots, qui mêlent sans fausse note réalisme et lyrisme, à nous faire entendre le célèbre orchestre Polska : violon, accordéon, clarinette, trompette, et la merveilleuse voix du grand Azlan Tchorelo Baïramovitch. Il chantait dans cinq langues. Toujours sur les routes, pour les mariages et pour les enterrements. Souvent chassé au petit matin parce que Azlan Tchorelo avait trop bien susurré ses refrains d’amour en fixant les yeux et la poitrine de l’épouse d’un notable. Ou parce que, mauvaise réputation oblige, il faut décamper.
Pourquoi les Roms sont-ils condamnés à une errance perpétuelle? Lorsque Dieu créa le monde, il appela les peuples à se présenter à lui afin qu’il leur distribue blé, lard, vêtements et chaussures. « Tendez vos sacs », leur disait-il. Tous en possédaient, sauf les Tziganes. « Tant pis pour vous, leur dit le Seigneur. Vous irez donc de par le monde et vous vous servirez chez les autres. » Voilà pourquoi les Tziganes vont de village en village, demandant aux paysans du pain, du lard et des pommes de terre. »
Malheureusement pour eux, ils font souvent de mauvaises rencontres. Surtout pendant les guerres. En 1943, l’orchestre Polska est tombé sur une patrouille d’Oustachis (fascistes croates, alliés des nazis). Ils ont été déportés dans un camp d’extermination pour Serbes, juifs, Tziganes et Croates antifascistes, enfin sauvagement exécutés après avoir joué une dernière fois pour leurs bourreaux.
Dans le village de Strehaïa, berceau des Baïramovitch, naquit un autre garçon doué pour les langues et le chant. Il portait au cou une large cicatrice. Azlan Tchorelo étant mort égorgé, il était logique de penser qu’Azlan Bahtalo était sa réincarnation. S’il chantait aussi bien que son aïeul, il était encore plus souvent amoureux. Il se maria sept fois. À lui aussi la guerre fut fatale. Dans le conflit des Balkans, il fut transpercé par les balles des soldats serbes.
L’histoire est têtue, la légende tenace, le roman épique. On n’étouffe pas la musique tzigane. Elle renaît du silence après le crime. Un troisième Baïramovitch, Azlan Chavoro celui-là, chanta sur les routes le grand répertoire de son oncle Bahtalo. Il portait au cou et sur la poitrine les cicatrices des blessures mortelles de ses deux prédécesseurs. Au hasard des routes et de la nécessité, lui et son trio, la Campanella, se retrouvèrent à Calais, dans la jungle des sans-papiers. « Son visage d’enfant s’habillait d’un masque d’une douleur ancestrale et sa voix cristalline, tandis qu’il entonnait Djelem, Djelem, prenait des proportions sublimes et divines à la fois. » Il mourra du couteau d’un Français.
Velibor Colic définit son roman comme une « comédie pessimiste ». Pour le pessimisme, j’en ai trop dit ; pour la comédie, pas assez. Car le peuple des Roms a trouvé en lui son Homère. Ces vagabonds moustachus, tatoués, forts en gueule qui viennent « de villages lointains où l’on parle plusieurs langues et où le bonheur est rare. ». Ces femmes énergiques, sensuelles, autoritaires, généreuses, qui ne craignent pas les maris et les amants dont l’haleine sent le yeni raki albanais ou la slivovitz serbe. Tous ces personnages : Danko le Kirvo, Papillonne la vampire, Raïko le Cygne Romanès, Zanko Jamezdinn, Nasko le Marseillais, la veuve Soulemanya Baïramovitch, etc., forment un cortège qui s’avance dans l’histoire au son du violon, dans un grand rire sorcier. Chez eux, la quête permanente de l’amour absolu. Leur pays, c’est le départ, leurs nationalités, la chanson, la prière, l’ivresse, l’errance, le fantastique. Leur langue? Toutes les langues. Leur patrie, c’était hier, c’est déjà demain. Y a-t-il au monde un peuple plus romanesque que les Tziganes?
Ederlezi, Velibor Colic, Gallimard, 214 p., 18 euros.
Bernard Pivot – Le Journal du Dimanche
dimanche 04 mai 2014
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LA QUINZAINE LITTERAIRE : Les Tsiganes au cœur de l’Europe
PAR GABRIELLE NAPOLI
ROMS, TSIGANES, NOMADES Un malentendu européen
VELIBOR COLIC
EDERLEZI Comédie pessimiste Gallimard, 212 p., 18 euros
Né en Bosnie en 1964 et vivant aujourd’hui en France où il a trouvé refuge en 1992, Velibor Calicfait lapart belle aux Tsiganes dans son dernier roman, Ederlezi, cette « comédie pessimiste » qui nous entraîne sur les traces d’un peuple aux couleurs mythiques et chatoyantes, ce dont témoigne tout particulièrement leur musique. La prose de Velibor Collé, drôle et tragique à hifois,fait naître un sentimentparticulier chez son lecteur, celui dont la deuxième épigraphe, empruntée à l’écrivain polonais Jerzy Lec, rend si bien compte : « Ne succombez jamais au désespoir, il ne tient pas ses promesses. »
Le parti pris du roman est avant tout de nature musicale. Alors même que la musique est totalement absente de l’ex- cellent volume Roms, Tsiganes, nomades : Un malentendu européen, parce que, de l’avis des auteurs de cet ouvrage, il aurait fallu lui consa- crer un livre tout entier, Velibor Colic en fait la matrice de son nouveau roman, Ederlezi. C’est en effet par le biais d’un orchestre tsigane que l’histoire du XXe siècle est présente dans ce récit.
Le lecteur est invité à entrer dans un monde de légendes, sur les rythmes endiablés de cet orchestre mythique. Le rôle central accordé à la musique, la représentation du Tsigane en poète, musicien et buveur, excessif et char- mant malgré tout, au sens le plus fort du terme, tout cela ne relève-t-il pas d’une représenta- tion parfois stéréotypée ? Velibor Colic choisit le merveilleux pour parler de l’atrocité, et ça fonctionne. Le texte est présente comme une chronique, basée en partie sur le travail de l’an- thropologue Auerbarch, qui commence avant la Première Guerre mondiale. Colic puise alors dans la tradition orale, associée (parfois à tort) aux Tsiganes, et explore le thème de l’errance. Le lecteur traverse les Balkans et le siècle, à l’exemple de ces nomades qui « plantèrent leurs tentes sur cette terre où l’Europe doute sans cesse de ses frontières, quelque part entre sa Roumanie natale et la Macédoine, entre la mer Noire et l’Albanie ». Le choix même du titre ancre le récit dans cet univers mythique des Tsiganes : « Pour Erdelezi, la fête de la Saint-Georges ou le « jubilé du printemps », on allumait des feux sur ses rives et on jetait des couronnes de fleurs dans ses flots. Les Tziganes chantaient ensuite, puis ils descen-daient dans l’eau. Une étrange lumière illuminait leur visage, comme s’ils baignaient dans le Gange. »
Azlan, chef de l’orchestre, personnage autour duquel se construit le récit, revient tel un fan- tôme, deux fois : la première fois après la Shoah, la seconde fois après la guerre de Yougoslavie, pour atterrir à Calais, dans la «jungle » où il suc- combera définitivement. Trois grandes périodes sont donc abordées dans le roman (même s’il est aussi question, dans la première partie, de toute la première moitié du XXe siècle) : la Seconde Guerre mondiale, la période communiste jusqu’à la guerre, et la démocratie en France, trois périodes et trois régimes politiques marques par le camp, l’extermination, le refoulement. Qu’est-ce à dire du sort réserve aux Tsiganes dans l’histoire européenne du XXe siècle ?
Le roman commence par cette parole de l’au- delà, celle du héros de l’histoire, Azlan, à la tête d’un orchestre fabuleux. Mais, cette fois, il est définitivement mort et peut enfin raconter son histoire, en passant le relais. La parole nécessite la mort pour se dire, et l’antithèse est caractéris- tique de cet homme, qui est « l’autre pour tout le monde », ce « clown triste » et cet « oiseau sans plumes qui regardait, sans la voir, cette terre qui sombre ». Ces contradictions irré- conciliables qui animent Azlan sont celles-là mêmes qui dorment à l’homme, et au récit, sa formidable énergie, et c’est ce qui lui est propre, qui le fait autre, ou qui nous fait, nous lecteurs, autres aussi : « Aucun de vous ne sait rien sur Amari Bibi-Kali Sara, la grande tante et sainte mère de mon peuple assassine et ressuscité dix mille fois sur la route, personne parmi vous ne peut pleurer et rire en même temps, saigner et chanter, partir et revenir, devenir ivre et ne jamais dessaouler. Vous n ‘avezpas senti le vrai poids de l’acier, la vraie vitesse d’une balle qui blesse le tissu tendre des intestins, les longues nuits sans lunes et le gel du matin, les longs jours sans pain et les puits sans fond… »
Alors que l’extermination des Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale est encore entourée de silences et de non-dits, que les différentes poli- tiques européennes font montre d’un rejet insup- portable, les morts d’Azlan s’inscrivent dans un instant d’éternité, suspendu entre des existences trépidantes. L’ellipse révèle l’ignominie dans l’écriture de Velibor Colic. L’auteur choisit de représenter un peuple dans un univers empreint de légendes et de fascinations.